Interview

Pierre LANGERON, Maître de conférences à SciencesPo Aix


-Pensez vous que l’ONU dispose d’un réel pouvoir sur la scène internationale ?
Tout dépend de ce que l'on appelle "pouvoir". Habituellement, dans un Etat ou une entreprise, le pouvoir est le moyen dont dispose une autorité pour imposer sa volonté à des subordonnés. En ce sens l'ONU ne dispose d'aucun des moyens d'un tel pouvoir, et ceci pour deux raisons majeures :
    1/ la seule réalité juridique sur la scène internationale reste l'Etat, l'ensemble des 192 Etats existant aujourd'hui dans le monde ; l'ONU n'est pas un super-Etat - pas plus d'ailleurs que l'Union européenne !
    2/ une des qualités essentielles de l'Etat étant sa souveraineté ( cf la théorie classique de Jean Bodin, mais aussi le droit international ), l'ONU ne peut avoir qu'une action subsidiaire à celle des Etats.
Ces bases étant rappelées, beaucoup de nuances s'imposent. Car il existe bien d'autres pouvoirs sur la scène internationale. Considérez celui des entreprises multinationales, celui de l'argent, de la religion, etc. Considérez aussi celui de l'opinion : dès 1787, un Anglais, Edmund Burke, qualifiait la presse de "quatrième pouvoir" ; il ne parlait que des journaux... ; que dire aujourd'hui avec l'ensemble des médias, Internet, etc? Le poids de l'opinion est devenu très important dans la vie internationale, et tous les Etats se préoccupent de leur image - pour des raisons diverses, mais concordantes. A cet égard, l'ONU et ses "institutions spécialisées" occupent une place éminente : piliers d'un ordre mondial basé sur de nombreuses conventions internationales. Deux exemples : la seconde guerre du Golfe, engagée sans l'accord de l'ONU au contraire de la première ( un Etat avait envahi un autre Etat ) ; et ces jours-ci, la situation de la Côte d'Ivoire. Gardienne et garante d'un ordre international fondé sur le droit et non plus sur la force ou la puissance, l'ONU est devenue par là-même une autorité morale qui définit ce qui est bien et ce qui est mal au regard de ce droit ( un parallèle simple : le droit pénal définit ce qu'il ne faut pas faire, par exemple en matière de droits de l'homme ; en ce sens, le droit définit une morale ).
Une dernière précision : si les Etats fondateurs n'ont pas voulu doter l'ONU d'une véritable armée internationale, ils ont prévu le célèbre chapitre VI de la Charte ( http://www.un.org/fr/documents/charter/ ) qui permet des sanctions civiles, économiques et même militaires ( les célèbres "opérations de maintien de la paix", avec les "casques bleus" ou "casques blancs" : http://www.un.org/fr/peacekeeping/ ).

-Les forces /pouvoirs dont dispose l’ONU sont-ils suffisants pour lui permettre d’exercer une réelle influence ?
Si je vous réponds de manière réaliste, cette influence peut être grande sur de petits Etats, et faible sur les grands Etats... Ceci étant, les opérations de maintien de la paix, par exemple, ont souvent été efficaces ( les plus célèbres sont rarement les plus importantes ! ).
Ce qui est vraiment contesté depuis quelques décennies, c'est la dimension universelle de l'ONU et de ses valeurs : dans de nombreuses parties du monde, elles sont perçues comme une emprise de l'Occident aux dépens d'autres cultures ; pour des raisons historiques, anthropologiques ou religieuses, le monde n'est pas un, mais pluriel. A titre très personnel, j'ajoute ce que j'appelle un "effet boomerang": nous avons tellement plaidé en Occident la protection des "minorités" que celles-ci nous demandent aujourd'hui d'être logiques : l'égalité de l'homme et de la femme n'existe que dans l'Occident chrétien, la démocratie n'est qu'une manière de gérer une société, la loi religieuse peut l'emporter sur la loi civile, etc. A cet égard, les moyens de l'ONU ( cf supra ) sont modestes et fragiles, et son autorité dépend avant tout de l'importance que l'on veut bien lui accorder.

-Selon vous l’ONU est elle réellement écoutée par ses membres, son avis est il pris en compte ?
 Ecoutée, l'ONU l'est vraiment, et même avec une extrême attention. Est-elle entendue ? La réponse est beaucoup moins évidente. Il demeure certain qu'un Etat n'hésitera jamais à s'appuyer sur une position de l'ONU ... lorsqu'elle va dans son sens.

-Pour la quatrième fois en 4 ans le conseil de sécurité de l’ONU a sanctionné l’Iran pour son programme nucléaire. Est ce pour vous un exemple qui montre que l’ONU a un problème à se faire respecter ?
C'est un des aspects de la question, en effet, mais pas le seul. En simplifiant : l'Iran est membre de l'AIEA depuis 1958, et dans ce cadre, s'est engagé à ne pas développer le nucléaire militaire et à autoriser des contrôles sur ses programmes nucléaires civils. L'Iran depuis des années gêne ou bloque ces contrôles, et l'aspect militaire de ses programmes semble assez évident. En droit donc, l'Iran est en infraction par rapport à ses engagements, d'où la possibilité juridique de sanctions. Mais il est difficile d'aller trop loin, car il suffirait alors que l'Iran quitte l'AIEA pour se retrouver entièrement libre... Comment garder un oiseau dans une cage dont la porte est ouverte ?

-Pouvons nous dire que l’ONU se trouve sous l’emprise des Etats-Unis ? Perd elle alors de son pouvoir, de sa neutralité, de son influence ?
Il n'existe pas de réponse positive ou négative ; la réalité est infiniment plus complexe. D'une part, les Etats-Unis sont les principaux contributeurs financiers de l'ONU, et d'autre part ils restent à ce jour la première puissance de la planète. Certes en droit, un Etat a le même poids qu'un autre : un Etat, une voix. Mais peut-on dire que la voix de Nauru ou de Kiribati a le même poids ? Par ailleurs, les USA représentent largement ces valeurs occidentales que nous croyons universelles : cf la puissance de CNN, des films, des modes etc.qui conquièrent même la Chine !
Dans le même temps, il existe deux obstacles majeurs à l'emprise des USA sur l'ONU : d'une part à l'Assemblée générale, les Etats-Unis ne disposent que d'une voix, et pendant des décennies, ce sont les pays en développement ( nouvellement décolonisés ) qui y étaient majoritaires ; d'autre part au Conseil de sécurité, 4 autres Etats sont membres permanents et disposent d'un droit de veto : sans l'accord de la Russie ( pensez à l'époque de la guerre froide ! ) et sans la Chine par exemple ( pensez à celle de Mao hier comme à celle de Hu Jintao aujourd'hui ), les Etats-Unis ne peuvent rien...
La diplomatie républicaine, ultra-réaliste, a longtemps privilégié ce qu'on appelle pudiquement "unilatéralisme" ( en clair : on se passe de l'ONU et on en n'attend rien ). La diplomatie démocrate est beaucoup plus multilatérale.
Un dernier point : l'idéal d'une ONU "neutre" ne peut exister ; dès qu'on prend une décision, on s'engage, dans un sens ou dans un autre. Ce terme a pu être utilisé à l'époque de la guerre froide, où un Etat était d'un camp ou d'un autre ; d'où la réaction de certains Etats qui voulaient n'appartenir ni à un monde, ni à l'autre ( d'où l'expression Tiers Monde, le "troisième monde" ; les grands leaders: Nehru,Nasser, Tito ; cf la célèbre conférence de Bandoeng en 1955 ). Plutôt que "neutre", il conviendrait mieux de dire : "soumis aux règles internationales", l'ordre internatinal se définissant comme la soumission à des règles acceptées en commun ( les conventions internationales, dont la Charte de l'ONU, que les Etats ont acceptées et qu'ils se sont engagés à respecter ).

-Que pensez vous de l’efficacité de l’ONU jusqu’à aujourd’hui ?
La mondialisation galopante est un fait qui avait beaucoup réduit le rôle et le pouvoir des Etats, et donc de l'ONU qui les rassemble : considérez la difficulté à gérer la crise économique ou le terrorisme. Il y a une dizaine d'années, il était même question pour certains de supprimer l'ONU, qu'ils jugeaient devenue inutile. Le 11 Septembre autant que la crise dans laquelle nous nous enfonçons ont rappelé à tous que le rôle des Etats et de leurs organisations internationales restait essentiel : l'ultralibéralisme est mort, pas la mondialisation ; ce sont les populations ( sinon tous les politiques ou les "intellectuels" ) qui demandent avec insistance le retour à plus de régulation étatique et surtout internationale : ONU, FMI, OMC, OMS etc. ont un bel avenir devant elles !


-Selon vous, l’ONU aurait-elle besoin d’être réformée pour être plus efficace ?
La question a ouvertement été posée par le précédent Secrétaire général de l'ONU, M. Koffi Annan. Comme toute institution, elle a besoin d'évoluer car le monde autour d'elle évolue. C'est la base de toute sociologie des organisations. Bien des aspects de l'ONU sont en question : les structures, les moyens, la liste et les moyens des membres permanents, etc.
Le Sommet du Millénaire devait être l'aboutissement de toutes ces réflexions; il n'en est rien sorti. Car les vainqueurs de la seconde guerre mondiale, improprement appelés aujourd'hui encore " les Cinq grands", ne souhaitent pas perdre leur place privilégiée et donc leur importance ; or leur accord est nécessaire pour modifier la Charte... Pour ne parler que de la France, elle perdrait ce qui lui reste de poids international si elle perdait son siège de membre permament et son droit de veto.

-Selon vous l’ONU dispose t-elle d’une réelle influence ? Pourquoi ?
*si oui : grâce à quels moyens ? Pouvez vous nous donner des exemples.
*si non : que lui manque t-elle ? Pouvez vous nous donner des exemples.
La réponse aux questions précédentes devrait suffire à vous éclairer. Quant aux exemples : les condamnations pleuvent sur le Soudan, aucune sur Israël ( qu'il s'agisse du conflit avec les Palestiniens ou de la possession de l'arme nucléaire, tout aussi illégale que pour l'Iran ou l'Inde ! ) ou la Russie ( à propos de la Tchétchénie ou des droits de l'homme ) ; à l'inverse, les tribunaux internationaux mis en place pour l'ex Yougoslavie ( TPIY ) ou le Rwanda (TPIR ), la Cour Pénale internationale, les tribunaux internatinaux en Sierra Leone, au Cambodge et au Liban sont de beaux exemples de sanctions de l'ordre international. Enfin, ne jamais oublier la fonction officieuse et informelle de "forum" que joue l'ONU, et qui permet des rencontres et des négociations même entre belligérants, comme aux pires moments de la guerre froide.

-Quelles raisons pourraient selon vous limiter l’influence que possède l’ONU ?
A défaut de les énumérer toutes, au moins deux. Tout d'abord, les effets de la mondialisation ( cf supra ) en ce qu'elle réduit considérablement le pouvoir et donc les moyens d'action communs des Etats. D'autre part, comme je l'ai déjà souligné, la remise en cause de l'universalisme et la montée en puissance des régionalismes ( cf l'Union européenne, mais aussi les Etats musulmans, les Etats du Sud qui mènent une véritable guerre économique et politique aux deux forteresses occidentales que sont les Etats-Unis et notre Union européenne ).

Voici quelques éléments sommaires de réponse. Chacune de vos questions, pertinentes par ailleurs, mériterait de très amples développements. Si vous le souhaitez, je reste volontiers à votre disposition pour préciser ou illustrer davantage. En tout cas, je vous encourage à la documentation et à la réflexion sur un sujet aussi important pour l'avenir de chacun, et le vôtre en tout premier lieu.
Il me reste à vous souhaiter bon courage pour le travail que vous avez entrepris, et aussi à vous présenter mes voeux les meilleurs de joyeux Noël et de belles fêtes de fin d'année, en même temps qu'une bonne et heureuse année nouvelle.